Eloge de l'Ecole...
Cet article est paru dans le TRADITION d’avril 98 dans le numéro qui relatait les festivités du 75eme anniversaire ! Nous voici dans l’année du 85eme anniversaire de la plus ancienne école d’hôtellerie de Belgique.
Pour célébrer l’événement voici donc article à l’intention des lecteurs du blog qui ne reçoivent pas tous la petite revue des « Anciens »

Plus qu’un long discours, une simple photo peut traduire un sentiment profond.
Lors des portes ouvertes, nous avons eu le grand plaisir de découvrir notre école au quotidien grâce à l’œil de Monsieur Del Zoppo qui, au travers de ses photos prises en toute quiétude durant plusieurs semaines nous a particulièrement séduit.
En plus de ces photos magnifiques, nous avons reçu un texte qui pour moi, et pour nous tous, est plus qu’un simple message.
J’espère, comme moi, que vous prendrez le temps de lire ce texte magistral qui m’a beaucoup ému ; un texte exceptionnel que nous pourrions intituler: «Eloge à notre école et à tous les êtres charmants qui la composent».
Merci à Monsieur Del Zoppo, le photographe vous êtes un grand Monsieur.
Un directeur particulièrement fier de
son personnel et de ses étudiants.
Gérard Georges
L’Hôtellerie à visages découverts.
Une galerie de portraits représentative de l’esprit d’un lieu.
Les photos dont parle cet article ont été exposées à l’école durant la semaine des festivités du 75eme anniversaire, après cette manifestation, la plupart ont été achetées par les différents « modèles » en guise de souvenir. J’ai essayé de retrouver le photographe mais cela n’a pas été possible. Mais le texte est assez parlant pour se passer d’image…

Certaines rencontres ont l’insistance d’une révélation. Qu’on me permette de raconter les circonstances qui sont à l’origine de cette création photographique. C’était le jour ensoleillé de novembre. Je revenais par la Montagne de Bueren d’une promenade sur les coteaux de la Citadelle. Dans le dernier tiers du monumental escalier, transporté par une colonne de vapeur s’échappant d’un bâtiment situé au bas des marches, un fumet exquis vint attiser une fringale déjà bien avancée. Bien décidé à me précipiter dans le premier fast-food venu pour apaiser l’insupportable tenaillement, je pénétrai dans la rue Hors-Château à grandes enjambées et virai à droite, en direction du centre ville. Quelques mètres plus loin, je me figeai devant un énorme porche aux battants grands ouverts - presque une invitation. Que me dévoilait l’huis, qui eût assez d’importance pour me faire oublier ma faim ? Au bout d’une perspective pavée de gros moellons luisants se dressait une fontaine monumentale d’un beau gris clair. Derrière celle-ci scintillaient les ors et les cristaux de grands lustres coupés du dehors par une immense baie vitrée à cloisonnements. Je suis né et j’ai toujours vécu à Liège. Je suis passé des centaines de fois devant ce porche sans jamais tourner mon regard vers l’intérieur. Il est vrai que le quotidien, quand bien même il peut être d’une grande beauté, reste un serviteur discret, presque effacé et qu’il faut beaucoup de sagacité pour en découvrir les charmes délicats.
Ainsi donc, campé sur le pas de la porte, j’admirai longuement l’équilibre de la fontaine aux vasques pansues, les hautes portes-fenêtres et les lumières dorées qui lui servaient d’arrière plan. Enfin, je suis entré à petit pas, humblement, un peu impressionné, comme on rentre dans une église ou un musée, sans réussir à apaiser l’inquiétude qu’on puisse juger ma présence indésirable. Je passai dans une première cour sur la façade de laquelle était précisée la destination du lieu: «Ecole d’Hôtellerie». Le fumet qui m’avait émoustillé les cornets olfactifs sur les marches trouvait son explication. Mais quel décor pour apprendre les arts de la table ! Pour un peu, je me serais cru dans un film de cape et d’épée ! Toujours aussi hésitant, je portai mes pas vers la fontaine qui sert d’ornement à une cour plus vaste que la précédente et qu’on atteint en traversant un passage. La ceinturent quatre hauts murs où se marient le grès, la brique et les vitraux. De part et d’autre de la fontaine, quelques marches donnent accès à une sorte de parvis à larges dalles luisantes de part et d’autre duquel s’ouvre une porte. On dirait presque une scène de théâtre, avec une entrée côté cour et une entrée côté jardin, tant le structure et l’équilibre des divers éléments semblent avoir été étudiés en vue d’une quelconque représentation à grand spectacle. Ne pourrait-on pas imaginer qu’un jour s’y donnerait une pièce de Molière, le Don Juan, par exemple ?
Tout était parfaitement calme en ce lieu qui semblait échapper au temps. Les rumeurs du trafic y parviennent étouffées, comme si elles appartenaient à un autre monde. Je contemplai longuement la cour, détaillai la fontaine sur laquelle s’entrelacent en son milieu deux dauphins aux formes gracieuses. Quand, soudain, la porte côté jardin s’ouvrit en grinçant. Et un jeune homme vêtu de blanc, la tête coiffée d’un haut chapeau pareillement immaculé, parut, portant un plateau chargé de verres. Au même moment, côté cour, s’ouvre l’autre porte, en un scénario qui doit tout au hasard mais qui, pourtant, semble avoir été minutieusement réglé. Surgit cette fois une jeune fille toute de noir vêtue, à l’exception d’un nœud bordeaux ornant une blouse blanche. Lui et elle traversent la cour, se croisent juste derrière les dauphins de la fontaine et quittent le lieu. C’est en cet instant précis où, dans le décor de pierre grise, sont apparus simultanément deux être vêtus respectivement de blanc et de noir, que s’est produite la révélation. Car quel photographe peut rester insensible à un si criant appel de la réalité ? Ne venais-je pas d’assister dans le concret à une véritable mise en abîme du processus de création photographique ? Tout avait été suggéré d’emblée : le noir, le blanc, les gris, pris dans une certaine théâtralité qu’on reconnaît, dans une photographie, à sa composition... Paradoxes, contrastes résolus dans l’unité d’un lieu exceptionnel. Une émotion esthétique intense m’envahit et une certitude se fit jour dans mon esprit : il fallait que je photographie l’endroit et ses gens !
Mais combien de fois n’ai-je nourri de tels projets pour me voir finalement refuser l’autorisation de prendre des photos ? Le photographe est souvent dépendant du bon vouloir d’autrui. C’est pourquoi, quelques jours plus tard, je suis retourné à l’école d’hôtellerie pour solliciter l’autorisation d’y réaliser un reportage, sans me faire de grandes illusions quant au résultat de ma démarche. Quelle ne fut ma surprise d’être accueilli par une connaissance rencontrée de loin en loin en d’autres circonstances et dont je ne savais pas qu’elle travaillait là ! Elle me présenta au directeur, qui se révéla un homme charmant.
Je lui expliquai en quelques mots mon projet. Il se contenta d’acquiescer et conclut par ces mots: «Vous avez carte blanche. Vous pouvez aller où vous voulez, quand vous voulez». Et soudain, j’eus l’impression qu’un porche intérieur au moins aussi important que celui qui protège l’entrée de l’école venait de s’ouvrir tout grand pour laisser passer mes ambitions de photographe !
La suite tient plutôt du rêve. Je crois que rarement un photographe aura été accueilli de la sorte dans une collectivité débordante d’activité. J’ai pu converser avec les élèves, les enseignants, le directeur, le secrétariat, les femmes d’ouvrage, les ouvriers, les éducateurs, l’un ou l’autre enseignant de cours généraux. J’ai passé avec eux d’excellents moments empreints de chaleur humaine, d’humour et de compréhension immédiate. Leur disponibilité a été totale. J’ai pu goûter les préparations réalisées dans les cuisines. Que celui qui veut, dans un cadre au luxe suranné et charmant, redécouvrir les saveurs de l’art culinaire traditionnel ou souhaite s’initier aux créations de la nouvelle cuisine s’offre un repas à l’hôtellerie : il en aura pour son argent... Et plus encore !
Enseignant de formation, j’ai également été très sensible à l’atmosphère dans laquelle se prodigue l’enseignement des arts de la table. J’ai rencontré des professeurs sûrs de leur savoir-faire et de leurs connaissances, exigeants pour eux-mêmes autant que pour leurs étudiants, sans toutefois verser dans un rigorisme bêtifiant. Plus que des enseignants, j’ai vu des artisans amoureux de leur métier, qui montrent les divers procédés en les effectuant eux-mêmes, essaient de convaincre par le dialogue plutôt que par la menace ou les sanctions, quoique celles-ci aient leur place là où, l’ordre devant être absolument respecté, le dialogue s’avère inefficace. Par ailleurs, il m’est apparu que les étudiants disposaient d’une plus grande liberté que dans tous les autres établissements scolaires que j’ai pu déjà visiter. Le plus étonnant est que ce surplus ne conduit à aucun débordement. Les élèves ont appris à gérer la liberté qui leur est tacitement octroyée pour ne pas dépasser les limites nécessaires. Ainsi, enseignants et élèves adoptent un modus-vivendi fait du respect de l’autre et de soi mais aussi des devoirs envers autrui et l’institution.
Si je vous disais que j’ai rencontré des étudiants heureux, me croirait-on ? Et pourtant, il m’a semblé que les adolescents de l’école d’hôtellerie faisaient montre d’une joie de vivre et d’une santé peu communes. Farceurs, forts en gueule, sûrs de leur fait, ils ne s’en laissent pas conter et dialoguent avec vous sans trahir le moindre trouble que pourrait occasionner la différence des générations qui me sépare d’eux. Mais est-ce si étonnant, finalement ? La bonne chère fait partie des plaisirs de l’existence et il n’y a rien d’étonnant à ce que sa préparation, quelque part, prédispose les cuistots, les bouchers, les boulangers et le personnel de salle à la bonne humeur, aux vraies valeurs de l’existence, à la quête d’une identité. Gargantua et Pantagruel ne sont pas morts !
Alors que l’enseignement général s’enferme dans le cérébralisme à outrance, dont on sait qu’à la longue, il produit des adultes névrosés, coupés de leur propre corps et de la réalité dans laquelle ils vivent, l’école d’hôtellerie constitue une fameuse leçon de bon sens. On n’existe vraiment à part entière qu’en palpant du solide, fut-il culinaire, mécanique, végétal, pictural, photographique ou autre. De ce point de vue, il serait sans doute temps qu’on cesse de considérer les écoles dites «professionnelles» comme des lieux de refuge où sont rassemblés des enfants estimés trop stupides pour suivre les cours généraux de l’enseignement secondaire. Pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer, mais qui remontent au rationalisme de Descartes, l’école contemporaine favorise presqu’exclusivement le développement du cerveau gauche rationnel, siège des valeurs abstraites, de la logique, de la linéarité, des chiffres, de l’analyse et du langage parlé. Le cerveau droit, où se logent les fonctions du rythme, des images, de l’imaginaire, de la couleur, des formes et, d’une manière plus générale, de la perception intuitive, qui est une forme de connaissance tout aussi valable que la raison, le cerveau droit, donc, est complètement nié. Dois-je rappeler qu’Einstein considérait que la fonction la plus importante chez un être humain, bien avant l’intelligence, était l’imaginaire ? Et qu’en primaire, ce génie colossal était carrément faible en mathématiques ? Par contre, il pratiquait le violon, la voile, les jeux d’imagination et d’autres activités manuelles et/ou artistiques...
L’école dite professionnelle s’offre comme un lieu privilégié où il est possible de développer son cerveau droit en même temps que son cerveau gauche, chacun se nourrissant et mûrissant grâce à l’autre pour œuvrer en synergie.
Nos responsables politiques et nos chefs d’entreprise se plaignent du manque de créativité ambiant. La créativité est une fonction comme une autre. Elle ressortit du cerveau droit. Elle peut s’enseigner et s’apprendre. Dans la contrainte, parfois ; dans la liberté souvent. La meilleure manière de développer la créativité est de se trouver confronté à des problèmes concrets qu’il faut résoudre. C’est le cas du mécano qui tombe en panne sur un parking d’autoroute et doit réparer le véhicule avec des moyens de fortune. Du boulanger qui se rend compte, deux heures avant l’ouverture du magasin, que sa pâte feuilletée est ratée. Du photographe qui, en pleine cérémonie de mariage, voit la cellule de son appareil rendre l’âme... Dans les écoles professionnelles, chaque jour, les élèves doivent inventer de nouvelles solutions. Tout simplement parce que la réalité est imprévisible et que les surprises sont nombreuses. Ainsi, ils développent leurs capacités d’adaptation, un atout certainement lorsqu’ils seront catapultés dans la vie professionnelle, pour ne pas dire dans la vie tout court.
Pour moi, photographe, l’Ecole d’hôtellerie constitue une formidable leçon d’humilité et une incitation à persévérer dans la voie que je me suis choisie. Car la photographie et l’écriture ne sont-elles pas, sous bien des rapports, semblables à l’art culinaire, avec leurs recettes très précises que de nombreux avatars viennent contrarier et que la passion pousse à adapter à sa propre fantaisie ? Enfin et surtout, la récompense ultime de chacune de ses disciplines ne naît-elle pas du plaisir qu’autrui savoure grâce à nous ?

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